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I. 22 octobre 1883, Paris, Rue Berthollet, 15h27


— Mais enfin Ernest, disait Madame, vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait ?!
Madame Isabelle Desmilliers, née Brissaud, était petite, pâle, délicate et dotée d'une voix douce et légèrement voilée, ce qui donnait l'impression qu'elle était une créature fragile.
— Ma chère, répondait Monsieur, il y va de notre réputation ! Tout le beau monde prend l'Express d'Orient ! Le train est complètement plein depuis juin ! Les gens s'arrachent les places, ils refusent du monde ! Vous n'imaginez pas ce que j'ai dû faire pour avoir ce compartiment...
Monsieur Ernest Desmilliers était trapu, charnu, moustachu, à l'allure dense et bourrue, ce qui donnait l'impression qu'il était un cube auquel on aurait attaché quatre membres épais. Sa tête était tout aussi cubique, avec un nez court, une bouche lippue, un regard porcin.
— Mais les prix, Ernest, les prix ! Vous avez dépensé 840 francs... !
— Ça y est, vous recommencez à être ridicule, ma chère. 840 francs, c'était juste un aller-retour ! J'ai pris deux billets ! Et j'ai réservé des chambres au Grand Hôtel de Pera !
— Deux fois 840 francs ! Plus l'hôtel !
— Ne vous laissez pas impressionner, ce ne sont que des chiffres ! Vous et moi allons à Constantinople dimanche prochain ! Vous allez emmener vos belles tenues et tout le tralala et je compte sur vous pour vous montrer à tout le monde là-bas !
— Je ne viendrai pas.
— Comment ?
— Je ne viendrai pas ! Cette dépense est complètement, outrageusement ridicule ! Vous allez rendre ces billets tout de suite !

Monsieur se figea sur place, ses yeux écarquillés dans sa grosse figure qui rougissait à vue d'oeil. Madame changea immédiatement de stratégie, prenant un ton suppliant.
— Je suis désolée, Ernest, mais vous savez bien que je ne peux pas venir. Vous savez que j'ai horreur des trains et qu'ils me rendent malade.
Monsieur se dégonfla quelque peu et prit l'expression avec laquelle il discutait « affaires » avec ses collègues.
— Mais justement, ma chère. Ce train est la dernière expression du luxe. Finis les compartiments où les gens sont assis, serrés les uns sur les autres sur huit places où on n'est confortable qu'à condition d'être quatre. Ce sont des couchettes, des chambres personnelles ! Finies les courses dans les gares pour aller manger, il y a un wagon-restaurant ! Il y a des cabinets de toilette dans le train !
Monsieur avait peut-être commencé à discuter « affaires », mais il avait fini par marteler ses arguments comme des slogans de vendeur à la criée, grands gestes à l'appui.
— C'est exactement comme si vous emmeniez votre maison là-bas ! reprit-il. Vous n'aurez pas plus l'impression de voyager que lorsque vous recevez le jeudi après-midi ! Sauf que ce sera dans un train de luxe, avec un service de luxe, pour des gens de luxe !
Les yeux de Monsieur brillaient d'excitation chaque fois qu'il prononçait le mot « luxe ». Madame pâlit. Elle recula vers un fauteuil et se tordit les mains.
— Je n'irai pas ! J'ai bien trop peur ! Vous ne pouvez pas me forcer à y aller.
Elle se jeta, prostrée, sur le fauteuil. Monsieur hésita, visiblement troublé.
— Isabelle...
— Par pitié, Ernest, rendez ces billets, faites-vous rembourser ! C'est bien trop dangereux, je ne veux pas que vous preniez de risques. Et si vous ne reveniez pas ?
Monsieur semblait ruminer plusieurs pensées. Sa moustache tressaillait à intervalles réguliers.
— Ernest ?
— Eh bien, ma chère, vous avez sans doute raison. Vous n'êtes pas faite pour les voyages. Je vais y aller avec quelqu'un d'autre !
Madame se redressa d'un coup sur son siège, le ton plaintif oublié.
— Quelqu'un d'autre ? Mais, Ernest...
— Non, non, non, c'est parfait, s'exclama Monsieur en souriant de toutes ses dents. Je vais y aller avec un homme, c'est plus convenable pour voyager.
— Un homme ! Mais qui donc ?
— Un valet ! Je vais montrer que j'ai les moyens de faire dormir mon personnel dans le luxe !
— C'est vous qui êtes ridicule, mon cher. Dormir dans la même chambre que le personnel ? Cela ne se fait pas !
— Ah, vous avez raison. Dans ce cas, j'inviterai un ami. Quelqu'un digne de confiance, un de mes véritables amis, qui appréciera mon geste...
— De quels amis parlez-vous donc ? demanda Madame qui ne réussit pas à effacer totalement le cynisme dans sa voix. Ceux de la banque ?
— Non, non, pas un ami, un parent ! Encore mieux ! Moi, Ernest Desmilliers, je peux me permettre de voyager en première classe en offrant un billet à mon pauvre vieil oncle !
— Vous n'avez plus de famille, Ernest. Les parents qui vous restent ne veulent même pas entendre parler de vous !
— Et alors ? J'irai, même s'il faut que je m'achète un nouveau parent ! Ah !

Eugènie Chardon, la cuisinière de la maison, se tenait près de moi derrière la porte entrouverte. Si l'indignation avait été une arme, ses yeux d'un bleu limpide auraient foudroyé Monsieur sur place ; elle était farouchement fidèle à sa maîtresse car elle avait été élevée et formée par la famille de Madame depuis sa plus tendre enfance. Elle secouait la tête et le mouvement faisait glisser sa coiffe, libérant une chevelure châtain dont les boucles se hérissaient sur sa tête comme les rayons d'un soleil.
— Il va s'acheter une famille ? grommela-t-elle. Il va falloir qu'il les paye un peu plus que son personnel. Il n'y a plus personne dans cette maison pour l'accompagner même en Enfer, s'il le fallait ! Deux mois qu'on n'a plus ni valet, ni maître d'hôtel, ni chauffeur. Il n'y a plus que toi, et toi…
— S'il y avait un train pour l'Enfer, coupai-je, il ne coûterait probablement pas 840 francs. Personne ne pourrait y aller, si c'était si cher.
— C'est parce que c'est un aller-retour, figure-toi ! L'aller est gratuit, et c'est 840 francs pour revenir de Là-bas.
— Dans ce cas c'est presque bon marché. À peine, quoi, trois ans de salaire ?
— Quand je te dis qu'il est temps que tu épargnes. Eh bien. Après ce cirque, Madame mérite bien son plat préféré. Ça devrait la remettre d'aplomb, va.

Je haussai les épaules. La dispute s'était terminée ; nous n'entendions plus rien, derrière la porte. Eugènie aplatit son halo capillaire et l'emprisonna à nouveau sous sa coiffe, puis elle se rendit dans la cuisine, son territoire attitré. Avec une chorégraphie bien rodée, elle saisit à deux mains les divers ingrédients qui allaient constituer le repas de ce soir et les projeta sur son plan de travail afin de les travailler. Je me laissai tomber sur une chaise et étalai un exemplaire du Gaulois sur la partie de la grande table qui n'allait pas être utilisée. Le Gaulois était un journal mondain plutôt destiné à la haute bourgeoisie ; je ne le lisais que parce qu'il se trouvait dans la maison.

— Elle va gagner, dis-je tout en parcourant méthodiquement les titres des dépêches. Il va rendre les billets.
C'était plus un souhait qu'une remarque. Eugènie s'était armée d'un couteau et découpait le cresson avec une précision acharnée. Je me demandai quand il nous faudrait abandonner les légumes premier choix pour se contenter de pommes de terre à tous les repas. Monsieur n'avait pas encore remarqué qu'on lui servait de plus en plus souvent du porc, la viande la moins chère sur le marché, plutôt que les perdreaux, les cailles et les faisans dont il était friand. L'étagère à épices était vide depuis longtemps, à l'exception du sel et de l'huile. Il n'y avait plus de beurre et Eugènie graissait ses poêles au lard.
— Tu l'as vu comme moi, me dit-elle. Il y a le mot « luxe » dans ce train. Il va y aller. Oh, je pourrais lui tordre le cou moi-même, faire ça à Madame !
— Il va louer un « pauvre vieil oncle », alors ?
— Il ferait mieux de t'emmener. Non seulement ça lui coûterait moins cher, et il faudrait bien ça pour garder un œil sur lui !
— Je serais son vieil oncle ?
— Eh bien, quel âge as-tu ?
— 24 ans, mentis-je en m'enlevant quelques années.
— 24 ans, mais toujours célibataire, sans famille, et sans épargne ! Tu corresponds au moins à « pauvre » !
— Pauvre, peut-être, mais pas assez pour faire un coup pareil à Madame. Ça m'étonne que tu encourages Monsieur dans cette idée.
— Je n'encourage personne ! Si je pouvais, je l'attacherais sur une chaise jusqu'à ce qu'un peu de jugeotte lui rentre dans la tête, mais je connais Monsieur. Il faut se préparer au pire. Mon petit Louis, lui, il ferait ce qu'il faut.
— Es-tu devenue folle ?!
— Pas plus folle que Monsieur !
— « Ton petit Louis » trouve que c'est déjà assez compliqué comme ça à la maison. C'est de la folie, on se ferait prendre.
— Bah ! Tu sais comment Monsieur est ! Il va passer tout son temps à bavasser auprès des riches et à essayer de trouver un moyen de ramener les rideaux du train de luxe dans sa valise ! Il ne verra rien !
— Passer une semaine dans le même compartiment que Monsieur sans qu'il ne s'aperçoive de rien relèverait quand même du miracle. De plus, Monsieur prend « ton petit Louis » pour un idiot. On ne montre pas les idiots au grand monde.
— Eh ! C'est peut-être bien ce qu'il lui faudrait, un parent idiot à qui faire la charité. Tu verras bien, dès qu'il s'apercevra qu'il ne trouvera personne d'autre de décent qui acceptera d'être son cousin ou je ne sais quoi pour moins d'un franc par jour.
— Tu veux faire un pari ?
— Je ne parie pas avec toi, j'aurais l'impression de te voler ! Allez, lis-moi plutôt le feuilleton. Ça nous fera oublier toutes ces bêtises pendant un temps.
Je portai mon attention sur le bas de la deuxième page où attendait l'épisode quotidien de « L'Ingénue de Poitiers ». Je commençai à lire, lentement, appréciant le seul moment de la journée où Eugènie était suspendue à chacun de mes mots.

Tout en lisant, je ne pouvais m'empêcher de penser au fait que Monsieur avait dépensé 840 francs pour un aller-retour. 840 francs. Avec 840 francs par an, j'aurais pu vivre au cœur de Paris dans une petite chambre à moi pour 2 francs par semaine, manger de la viande et du pain blanc à chaque repas (un « vrai » Parisien considérait impossible de s'en priver !), régler le blanchissage, l'éclairage, le chauffage, et m'offrir régulièrement des vêtements convenables pour « bien paraître » chez mon employeur. Mais pour toucher 840 francs par an, il fallait un bon emploi, décent, et rapportant au moins 3 francs par jour. Ce n'était pas si facile à trouver, déjà pour un homme, et encore moins pour une femme, toujours payée moins cher. Et comme il y avait beaucoup de demande et peu d'offre, une telle place était aussi très difficile à garder.
Chez les Desmilliers, je gagnais une misère : 300 francs par an, avec le gîte et le couvert, et j'étais disponible pour eux à toute heure à l'exception d'une demi-journée par semaine. J'avais, en quelque sorte, sacrifié ma liberté. En revanche, l'appartement était confortable et chauffé, et j'avais à manger tous les jours. Après plusieurs hivers passés à grelotter et presque mourir de faim, ma liberté était devenue un sacrifice envisageable. Je tenais à ce confort et je ne comptais pas changer de vie. Mais si Monsieur continuait à jeter l'argent par les fenêtres…

Une sonnette retentit soudain ; Madame appelait dans le salon.
— Ah, dit Eugènie. C'est le destin qui t'appelle, ça ! Cours !
J'abandonnai « L'Ingénue de Poitiers » sur la table, ignorai le dernier commentaire d'Eugènie, et me rendis au salon au plus vite.

Se déplacer « au plus vite » chez les Desmilliers comportait toujours une grande part de danger de se cogner ou, pire, de s'assommer si l'on ne faisait pas assez attention. Les « nouveautés » étaient la faiblesse de Monsieur, une vibrante passion profonde pour tout ce qu'il voyait en réclame dans les journaux. Le résultat ? Un bric-à-brac qui s'étalait et s'empilait sur toutes les surfaces : des machines à coudre (aux pièces inusables !) rouillaient lentement près de lampes à double courant d'air qui n'avaient jamais été allumées ; une machine américaine à laver le linge (s'adapte sur tous les fourneaux !) était embourbée dans une masse de bonbons « norwègiens » contre la toux (efficaces contre la coqueluche et la bronchite !) à moitié fondus ; des pots et des casseroles en bronze d'aluminium (recouverts de métal blanc !) qu'Eugènie n'avait jamais voulu toucher menaçaient d'éborgner ceux qui passaient trop près ; un pauvre piano podophone dont les touches emmêlées dans du grillage en fer galvanisé pour poulailler étaient en partie arrachées ; un tapis inaltérable se déchirait sous le poids d'un envahissant calorifère mobile (garanti exempt de tout danger de gaz délétère !) qui n'avait jamais vu l'intérieur d'une cheminée. La semaine précédente, Monsieur avait encore ramené deux lampes à pétrole « auto-motrices » et trois parapluies en soie (incassables à la pliure !) ; la semaine avant cela, tout un tas de boites de capsules d'huile de foie de morue (plus faciles à avaler !) et de cigarettes contre l'asthme.

Madame ne se trouvait pas dans le salon. En revanche, posée sur la table, je vis la gravure d'un cheval attelé à un fiacre, marchant fièrement sur les pavés d'une rue animée. Cette gravure aurait dû être accrochée au mur, je voyais parfaitement son emplacement. Je la remis à sa place rapidement ; je savais ce que j'avais à faire.

Je filai dans ma chambre sous les toits pour me changer, et me débarrassai avec soulagement de mes vêtements de ménage. Le costume de chauffeur était infiniment moins contraignant : beaucoup plus simple, la veste usée aux manches et aux coudes, le tissu grossier. Le toucher me donnait toujours un frisson d'impatience, depuis la première fois où j'avais pris la place du chauffeur en catastrophe. Conduire ce fiacre était toujours une aventure, surtout à Paris où la circulation était un véritable défi. Mais c'était là que je trouvais ma liberté. La moitié de ma liberté, en tout cas.

Je redescendis les escaliers aussi silencieusement que possible. Le tapis atténuait mes pas, mais je savais que certaines planches en-dessous grinçaient quand même. La porte de la bibliothèque s'ouvrit soudain sur ma gauche.
— Quatresous ? dit Monsieur. C'est bien ça, Quatresous ? Je crois bien qu'on a employé quelqu'un d'autre avec ce nom, je ne sais plus… de la famille, peut-être ? Non ? Enfin, peu importe. Ça tombe bien que vous soyez là. Que pensez-vous des trains ?
— Trains ? croassai-je.
— Vous savez, les trains ? C'est comme un fiacre mais avec une locomotive à la place des chevaux. Vous savez, les locomotives ? Lo-co-mo-tives. Ce sont de grosses… euh… machines, qui font « tchoutchou »…
Je me contentai de le regarder jusqu'à ce qu'il renonce à me mimer la locomotive.
— Oubliez ça, reprit-il, ce n'est pas important. Que diriez-vous de m'accompagner dans un voyage, hein ? Je paye tout ! dit-il en écartant ses gros bras avec emphase.
— Je dois travailler, dis-je sur le ton le plus monocorde possible. Madame m'attend.
— Oh oui, oui, bien sûr… ce n'est pas grave, nous en reparlerons. Je vous en prie, allez-y. Ne la faites pas attendre ! Quel dévouement, hé hé. Vous êtes tout à fait la personne qu'il me faut !
Il rentra dans sa bibliothèque en chantonnant faux un air de La Flûte Enchantée. Cela faisait déjà deux mois que j'occupais deux emplois chez lui, l'un pour le ménage, et l'autre pour le fiacre, et Monsieur n'avait encore rien remarqué. Enfin, presque rien, apparemment.

Madame m'attendait déjà dans le fiacre, avec deux gros paquets emballés de papier de soie, et je pouvais voir par la portière qu'elle rassemblait son courage pour ce qui allait venir. Je trouvai sur mon siège un journal ouvert sur une publicité pour le magasin Le Printemps. J'avais notre destination ; pour tout ce qui était important, Madame préférait le silence et les coupures de journaux.

Alors que je suivais par cœur la route vers le grand magasin, de sombres pensées concernant la situation de mes employeurs m'assaillirent. Hélas pour Monsieur, le krach banquier de l'Union Générale de janvier 1882 avait entraîné une crise économique de plusieurs années. Des sociétés s'effondraient, le bâtiment et la métallurgie souffraient durement, et Monsieur, mal conseillé dans ses investissements, n'avait rien vu venir. Au bout d'un an et demi les revenus du couple Desmilliers étaient au plus bas, mais Monsieur était absolument déterminé à ne s'apercevoir de rien.

Madame, elle, était terrifiée à l'idée que le couple fût « déclassé », comme on disait, et qu'après avoir été de nouveaux riches, ils deviennent de nouveau pauvres. Avec mon aide et ma discrétion, elle se chargeait de maintenir le budget du foyer. Monsieur, quant à lui, trouvait qu'il était tout à fait normal que la maison soit gérée sans lui, que les domestiques soient payés, la nourriture achetée, le ménage et la cuisine accomplis, mais il restait persuadé que sa femme n'y connaissait rien du tout et qu'elle ne savait même pas le prix du pain.

Madame était entrée dans Le Printemps. J'attendais dans le boulevard Haussmann, observant les environs, fumant une cigarette pour me donner une contenance. Les autres chauffeurs me lançaient parfois de drôles de regards, comme s'ils savaient parfaitement que je jouais un rôle, que je ne méritais pas cette place. Je remontais alors un peu plus le col de ma veste, rentrais un peu plus la tête dans les épaules, et abaissais un peu plus ma casquette sur mes yeux. Heureusement, je n'avais pas un physique hors du commun : une grande silhouette osseuse de pantin désarticulé, les cheveux d'un blond vague, les yeux bruns aux cernes presque aussi foncées, un long nez fin, les mains abîmées, la peau d'un teint plus proche du grisâtre que du rose, les ongles souvent noirs.

Madame sortit du Printemps les mains vides et le pas plus assuré. Les Grands Magasins reprenaient les articles neufs, mais nous devions toujours attendre que Monsieur se passionne pour quelque chose de nouveau avant de passer à l'action ; quelque fois, c'était trop tard.
— Tout s'est bien passé ? demandai-je, attendant simplement le petit signe de tête habituel.
— Vous savez, Quatresous, dit-elle en s'adressant à la portière que je tenais ouverte, nous survivrons à cela. Comme cet horrible siège de Paris par les Prussiens, il y a treize ans.
— Oui, Madame, dis-je après un instant de surprise.
— Et les années si difficiles qui ont suivi.
— Oui, Madame.
— Travailler en usine doit être si dur.
— Assez, Madame. C'est surtout répétitif. Dur pour les jointures. Et le moral. Ça casse le moral. Ça casse les gens.
— Je ne le souhaiterais à aucun de mes proches. Et regardez ces vendeurs de rue, dans le froid.
— Marcher aide un peu à avoir chaud, Madame.
— Et c'est seulement octobre, dit-elle alors que son regard se perdait dans le vague pendant quelques minutes. Eh bien, dit-elle finalement. Nous survivrons. Tout du moins cet hiver encore.
Madame monta dans le fiacre, et ne dit plus un mot. Je fermai la portière et grimpai sur le siège du conducteur.

J'essayais d'ignorer le souvenir piquant que tout le monde n'avait pas survécu au Siège de 1870. Ni à l'usine, ou à vivre dans la rue. Ce n'était pas de la pitié que j'avais pour Madame, mais de la reconnaissance, une forme de solidarité, et une certaine forme de colère contre Monsieur pour son incapacité à voir les choses en face et prendre ses responsabilités. Je ne savais pas encore comment, mais je jurai à cet instant que j'allais protéger Madame, comme Eugènie. J'allais faire échouer le rêve de train de luxe de Monsieur et lui faire rendre les billets.

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