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IV. De Noisy-le-Sec à Epernay


Les boutons de manchettes de Monsieur n'avaient aucune chance d'être remarqués à l'intérieur du wagon-restaurant. Chaque surface, qu'elle soit de bois ou de cristal, brillait de mille feux : l'emploi ingénieux de grandes glaces permettait à la lumière du plafonnier et des chandeliers de se refléter et d'illuminer tous les recoins de la pièce. C'était comme d'entrer dans une boîte à bijoux, au plafond décoré de motifs floraux, et aux parois recouvertes de tapisseries.

La voiture était divisée en quatre parties inégales : d'abord un fumoir de six sièges avec des tables (qui tournaient sur elles-mêmes), puis un salon pour dames avec une banquette en forme de « U ». Venait ensuite la salle du restaurant, et enfin la petite cuisine complètement isolée. La salle du restaurant elle-même pouvait accueillir vingt-quatre couverts, les seuls dressés ce soir : d'un côté les tables étaient prévues pour deux personnes, de l'autre pour quatre.

Nous fûmes conduits, Monsieur et moi, à une table pour deux tout au bout du restaurant, adossée à la cuisine. Le cuir clouté du dossier de la chaise était décoré d'une sorte de créature à longues pattes, avec un cou s'enroulant sur lui-même et terminé par une tête crachant du feu. Le motif me sembla si étrange que j'hésitai un instant avant de m'asseoir.
— Eh bien, qu'est-ce que tu fais ? me souffla Monsieur. Tu vois bien qu'il y a du monde qui attend ! Excusez-le, dit-il au serveur qui plaçait les gens, c'est un provincial. Il n'est pas méchant, juste idiot. Laissez-le donc, il va finir par s'asseoir tout seul.
J'avais l'impression que la créature du dossier était là pour me prévenir d'un danger. Comme si quelque chose de terrible se tenait derrière…

Je me retournai pour découvrir un visage réprobateur autant que familier à la porte du restaurant : c'était l'homme sévère du magasin d'antiquités, en train de discuter avec son ami souriant ! En un éclair je fus sur ma chaise, la tête tournée vers la fenêtre afin de dissimuler mon visage. Je voyais encore son reflet dans la vitre ; les deux hommes étaient accompagnés d'une femme habillée d'un rouge écarlate. Le serveur les plaça à la table en face de la nôtre.

Je tremblais sur ma chaise. S'ils me reconnaissaient, ils pourraient mentionner Madame et la vente de l'horloge. Monsieur ne lui pardonnerait peut-être jamais cela. Je comptais faire un scandale pour le forcer à quitter le train, certes, mais pas un qui impliquerait autant de risques pour elle. J'aurais dû m'enfuir, courir sur les voies, quand j'en avais eu l'occasion…

Derrière Monsieur, le serveur installait deux hommes. Le premier, de mon âge peut-être, portait une moustache fine avec une barbe pointue sur le menton, les cheveux longs coiffés en arrière. Son style impeccable bien qu'excentrique ne cachait pas ses traits tirés. La première chose qu'il fit fut de commander plusieurs bouteilles de vin.
— Déjà ? dit le jeune homme qui était assis en face de lui.
Sa voix, aux inflexions si délicates, m'interpella. Il avait peut-être quinze, ou seize ans, et le visage d'un de ces dieux grecs dont on faisait des toiles en série.
— « Déjà ? » me demandes-tu, mon si cher secrétaire, alors que c'est « enfin » qu'il faudrait dire, Alfred. Je me sens bien trop sobre au seuil de cette soirée.
— Le mot « sobre » ne s'est pas appliqué à vous depuis si longtemps qu'il ne vous reconnaîtrait pas si vous le croisiez.
— Une magnifique répartie ! Note-la donc, je te prie, je pourrais l'utiliser. C'est bien pour cela que tu es payé, n'est-ce pas ?
La réponse d'Alfred se perdit derrière la voix de Monsieur.
— Regarde ça, Quatresous ! Ils ont du « Château-Giscours 1875 ». Tu te rends compte ? Du « Château-Giscours » de l'année 1875 ! Du « Châ-teau-Gis-cours » !

Il me colla le menu sous le nez. Tout ce que je vis fut que le dîner était à 6 francs, le déjeuner à 4 francs, et le petit déjeuner à 1 franc 50. Et l'on me payait 1 franc par jour !
— Garçon s'il vous plaît ? dit Monsieur en interpellant un serveur. Nous prendrons le consommé de volaille, et puis le filet de boeuf jardinière.
— Excellent choix monsieur, répondit le serveur, c'est l'un des plats les plus appréciés.
— Et pour finir, la crème chocolat. Oh, et pour accompagner, le « Châ-teau-Gis-cours 1875 ».
— Très bien monsieur.
— Tu vois ? me dit Monsieur qui avait l'air très fier de lui. C'est comme ça qu'il faut faire !

Le filet de bœuf devait être en effet absolument délicieux ; nous n'entendions dans la salle que les cliquetis des couverts et du train. Pour ma part, je me concentrais sur les options qu'il me restait. J'avais peut-être encore une chance d'appliquer mon plan dans le wagon-lit, hors de la vue de nos voisins de table. Tout n'était pas perdu, me disais-je en gardant la tête tournée vers la fenêtre. Il me suffisait de garder profil bas dans le restaurant. Tout irait bien.

Soudain, alors que nous terminions la crème chocolat, un homme se leva et frappa sa cuillère contre son verre avec insistance.
— Bonsoir, désolé de vous interrompre, bonsoir ! Je pense que nous devrions tous avoir terminé ce si succulent repas, à présent, ou presque... je vous présente mes excuses, de nouveau, si ce n'est pas le cas.

Je le reconnus aisément : c'était le journaliste que j'avais vu au café rue Soufflot. Il voyageait donc ce soir, lui aussi ! Que de coïncidences pour une seule nuit… Au moins, lui ne pouvait pas me reconnaître.

De sa place au milieu du restaurant, il scrutait les voyageurs avec une expression impatiente, comme s'il était sur le point de partir en courant. Il attendit que tout le monde se fût retourné vers lui, ce qui ne fut pas une chose aisée, tellement les tables et les chaises étaient serrées les unes contre les autres.

— J'aimerais vous raconter une histoire, commença-t-il enfin, celle de deux hommes, aux Amériques, assis ensemble dans un même wagon. Comme vous le savez, l'étiquette les empêche de parler à quelqu'un qui ne leur a pas été présenté. Mais ils sont seuls dans le wagon, et le voyage est tellement long, ça fait déjà des heures et des heures qu'ils sont là, et ils meurent d'envie de faire la conversation. Que font-ils ? Ils n'ont qu'une solution ! Ils parlent tout seuls, ne s'adressent à personne, seulement par longs monologues, à la cantonade... un peu comme moi maintenant, d'ailleurs !

Quelques rires fusèrent autour de lui, encore un peu réservés et polis, mais l'amusement semblait sincère. Le journaliste sourit et je pouvais dire que malgré ses manières à la limite de l'inconvenance, il avait la sympathie de la salle.

— Nous sommes dans le même cas que ces deux hommes ! reprit-il. Nous allons passer trois jours ensemble ! Je ne sais pas pour vous, mais je voyagerai seul à partir de Vienne et s'il m'arrivait quelque chose, personne ne saurait qui je suis ! Sans compter tous ces monologues que je vais devoir faire, car je vais jusqu'à Constantinople ! Je vous propose de faire une toute petite, minuscule entorse à la bienséance, rien que pour cette fois, et de nous présenter nous-même, afin de profiter ensemble du voyage. Vous êtes, bien sûr, libres de m'ignorer. Mais voilà : je suis Charles Fontaine et je suis ravi de me trouver parmi vous ce soir.

Je regardai autour de moi. Qui allait oser lui répondre ? Le personnel de bord devrait-il intervenir pour le faire taire ? Malgré le danger, cela me paraissait une opportunité. Peut-être devais-je lui répondre et m'associer à son impolitesse. D'un autre côté, si la salle lui était sympathique, était-ce une bonne chose pour moi ?

— Et dans ce tourbillon tumultueux de mots, il n'y en a peut-être que deux ou trois de bons, au mieux. Si ce discours est l'un de vos insidieux stratagèmes conçus pour capter l'attention, il est des plus médiocres qu'il m'ait été donné d'entendre !

Les têtes se tournèrent vers l'homme qui se trouvait assis juste derrière Monsieur. Son expression affichait un dédain nonchalant, mais ses yeux bleu clair scintillaient.
— Votre voix est familière, dit Fontaine. Est-ce vraiment vous, Charles ?
— Je suis là devant vous autant qu'il m'est possible d'être toujours moi-même après toutes ces années, Charles.
— Charles ! Quelle bonne surprise ! Et toujours prêt à voler à mon secours de la façon la plus embrouillée qu'il soit. Je ne suis pas certain d'avoir compris la moitié de votre phrase, mais merci. Mesdames et messieurs, puisque je connais cet individu, permettez-moi de vous présenter le très reconnu et admiré monsieur Charles Dumont, poète et auteur de... rappelez-moi le titre de votre dernier livre ? Cela fait tellement longtemps que vous avez été publié, ma mémoire me fait défaut.
— Permettez-moi plutôt d'informer nos aimables compagnons de voyage que vous êtes journaliste au Curieux, reprit Dumont. Car il faut bien, ma foi, qu'ils soient conscients du risque qu'ils encourent de finir cités dans la rubrique des faits divers.
— Et quelle aubaine pour vous ! s'écria Fontaine. Vous auriez enfin l'occasion d'avoir de nouveau votre nom dans les journaux ! Et ce, dès demain, grâce au formidable télégraphe dont le train est pourvu. Peut-être devrions-nous commencer l'entretien tout de suite ?
— Je ne vais pas mentir, dit Dumont, je suis presque tenté. Si seulement ce n'était pas avec vous, mon cher.
— Ooh, un auteur et un journaliste ! Voilà qui est passionnant ! déclara une femme assise à la table à droite de celle de Dumont et qui roulait ses « r » de façon gutturale. J'ai l'impression d'être au théâtre ! Et j'adore le théâtre. Vous avez absolument raison, monsieur Fontaine. Nous devrions faire notre propre petit théâtre, ici dans l'Orient Express, et nous présenter nous-même. Permettez-moi donc de me présenter à mon tour : je suis Diana Niedermeier.

Elle avait une soixantaine d'années, peut-être, avec une longue figure poudrée, une large bouche et des yeux qui disparaissaient sous d'épaisses paupières. Elle m'évoquait vaguement un cheval qu'on aurait enveloppé dans une robe.

— Je suis absolument ravi de vous rencontrer, dit Fontaine. Auriez-vous la trace d'un accent ? Je dirais... Suisse ?
— Parfaitement exact, monsieur Fontaine ! dit madame Niedermeier avec un petit rire joueur. Je viens de Neuchâtel. Figurez-vous que je vais à Constantinople moi aussi ; vous ne serez pas seul, mon ami. J'accompagne mon neveu, Nerio Bianchi.

Elle posa sa main sur l'épaule du jeune homme qui était assit à côté d'elle. Pâle, perdu dans un habit gris-bleu dont le tissu soyeux semblait couler autour de lui, il se contenta de hocher brièvement la tête en s'essuyant les yeux avec sa serviette.
— Veuillez pardonner mon neveu, reprit madame Niedermeier, il a une « condition ». C'est le côté italien de la famille, sans doute. Feu mon mari, paix à son âme, avait aussi une constitution fragile. Il est parti en quelques jours, le pauvre bougre. Sans aucun signe avant-coureur, c'était foudroyant.
— Vous m'en voyez désolé, dit Fontaine.
— Je suis Ernest Desmilliers ! entendis-je Monsieur clamer soudain de sa voix de stentor. Je suis dans l'investissement ! Je voyage avec mon neveu Louis, il s'appelle Louis Quatresous. Il est un peu simplet, mais gentil. C'était de mon devoir d'oncle de l'emmener voir du pays !

Je perçus les mouvements dans la salle, alors que tout le monde se tournait vers moi. Je vis, du coin de l'œil, l'homme sévère faire un mouvement brusque. J'eus le sentiment de ne plus avoir le choix. Ce n'était pas du tout ce que j'avais prévu, mais j'avais l'attention de tout de monde et c'était ce qui comptait. C'était le moment, mon moment, peut-être ma dernière chance. Je me levai, et ouvrit la bouche… mon cœur battait la chamade…
— En fait, je suis…
— Je suis Barbara Winter, coupa la femme en rouge.

Toutes les têtes se tournèrent vers elle. Elle s'était levée, et se laissait admirer avec satisfaction. Sa peau était pâle, les yeux sombres, ses cheveux noirs, les sourcils arqués ; tout semblait chez elle se définir en courbes. Rivaliser avec elle semblait impossible, mais j'étais encore debout, et je tentai à nouveau :
— Je voulais dire que je suis… commençai-je.
— Je voyage avec mon frère David et notre cousin Stephen Shepherd, dit Barbara d'une voix incisive. Nous nous rendons à Bucharest, pour y passer quelques jours avant de rendre visite à un vieil ami.
Elle se rassit, souriante, droite sur sa chaise comme si elle siégeait sur un trône, ignorant avec délices le regard noir que lui adressait son frère.

Que venait-il de se passer ? Monsieur tira sur ma manche pour me faire me rasseoir ; je ne résistai pas, encore sous le choc de ma tentative ratée. Une voix dans ma tête me disait que, devant Barbara Winter, je n'étais rien. Je devais m'écraser, et rester dans son ombre.

— Madame Winter, s'empressa de dire Dumont, voici mon secrétaire personnel, Alfred Berger.
— Et moi, répondit Fontaine, je vous présente mes amis Viennois, Bastien et Flora Färber. Bastien est le meilleur peintre impressionniste qui soit jamais venu d'Autriche !
— C'est bien trop d'honneur pour l'amateur que je suis ! dit Färber en riant, ce qui faisait bouger sa moustache immense et sophistiquée, soigneusement recourbée à chaque extrémité. Mais je n'entrerais pas dans une discussion avec toi. Je suis un homme de couleurs, pas de mots.

Monsieur avait l'expression d'un boeuf à qui on venait de présenter un parapluie et me demanda discrètement ce qu'était un impressionniste, et s'il devait être impressionné.
— Je suis Narcissa Schaefer, dit la femme blonde que j'avais vu avec Tristram Schaefer. Je suis certaine que je n'ai pas à vous présenter mon fils Tristram, madame Winter. Sa renommée est internationale.
— C'est un musicien, n'est-ce pas ? demanda madame Niedermeier. Un pianiste… ?
— Violoniste, dit Narcissa Schaefer rayonnante de fierté. Acclamé mondialement, à seulement 23 ans.
— C'est très bien, jeune homme, dit madame Niedermeier. La musique adoucit les mœurs, continuez comme cela. Parlant de choses mondiales, laissez-moi vous présenter mes compagnons de table. Voici George Elster, qui nous vient de Belgique, et Mykhailo Mykolayovych Melnyk, qui nous vient d'Ukraine.

George Elster avait une quarantaine d'années et une large tête blonde, et un accent chantant avec lequel il annonça être dans l'import-export. Melnyk, dont personne ne réussit à prononcer le nom entier avec l'adresse de madame Niedermeier, était un homme petit et trapu dont le visage disparaissait sous une épaisse barbe blanche. Il se contenta d'un signe de la main qui aurait pu autant vouloir dire « bonsoir » que « fichez-moi donc la paix ».

Le couple que j'avais croisé plus tôt dans le couloir du wagon fut lui aussi très concis : Jack et Meg Sanders étaient américains et visitaient l'Europe. Lui avait combattu lors de la guerre civile américaine, et se présentait comme un médecin en retraite. Il comprenait le français mais ne le parlait pas ; sa femme parlait pour lui.

Les quatre voyageurs restant ne parlaient pas français et n'avaient pas suivi notre conversation. Fontaine insista pour qu'ils fassent partie de notre groupe, et supplia l'interprète de la compagnie, monsieur Gert Janssens, de bien vouloir nous aider. Monsieur Janssens nous présenta alors un couple de trentenaires Polonais, Piotr et Agnieszka Adamski, puis deux Hongrois nommés Almos et Vilmos Juhász (prononçé « You-az »). Les Juhász étaient frères, et partageaient effectivement la même fière stature, le même front large, les yeux enfoncés et un peu tombants mais brillants d'une intelligence intense. Ils étaient banquiers, ce qui enchanta Monsieur, et lui fit immédiatement oublier tout ce qu'il avait pu lire sur les Hongrois.
— Eh bien, s'exclama Fontaine. Nous voilà officiellement tous compagnons de voyage ! Je propose de boire à notre nouvelle amitié !
Les verres se levèrent, au-dessus du dessert, sans se faire prier.

— Puisque nous sommes tous amis, annonça madame Niedermeier, je vais vous dire un secret. Voilà… j'ai un don, dit-elle sur un ton solennel. Je suis un peu médium. Lorsque je dis un peu... oh, inutile de cacher la vérité, n'est-ce pas ? Je suis médium ! Je dois vivre avec, autant l'assumer !

Madame Niedermeier rit, ravie de sa petite mise en scène. Je sentis une certaine tension de mon côté de la salle : Stephen et David échangèrent un regard circonspect ; Melnyk avait tout d'un coup fixé son regard sur madame Niedermeier ; Dumont se pencha vers Alfred qui haussa les épaules. Je m'attendais à voir Monsieur déclamer que sa femme faisait les meilleurs séances du monde, mais il avait l'air mal à l'aise, le nez penché sur sa crème chocolat.

— C'est la raison pour laquelle j'étais à Paris, reprit madame Niedermeier. Je fais partie de la Société Parisienne d'Études Spirites. J'ai passé deux semaines rue Saint-Anne à étudier mes pouvoirs.
— Une médium ? répéta Fontaine. Les médiums ne sont-ils pas ces gens qui parlent aux morts ?
— Si, c'est exactement cela. J'avais ce don toute ma vie, figurez-vous, mais c'est quand mon Conrad est mort, paix à son âme, qu'il s'est enfin révélé à moi. Comme s'il fallait que je garde le contact avec Conrad... J'utilise mon don pour aider les autres, bien sûr. Je suis un peu clairvoyante, aussi. Ce sont ceux qui devinent les choses à distance.
— Pourriez-vous répondre à une question, alors ? demanda Fontaine. Si je vous demande quelque chose, les esprits vont me répondre ?
— Oh, je ne pourrais pas ! dit madame Niedermeier en soupirant exagérément. Ça ne se fait pas sur commande, vous savez ? Oh, très bien, puisque vous insistez, je vais vous montrer.
— J'adore la divination ! déclara Barbara. Laissez-moi voir cela de plus près.
— Avec plaisir ! dit madame Niedermeier. Approchez-vous aussi, monsieur Fontaine.

George Elster saisit son verre de vin encore plein et se leva avec une grande courtoisie pour laisser sa place à Barbara, alors que Fontaine approchait sa chaise. Madame Niedermeier sortit un paquet de cartes de tarot de son sac et commença à les mélanger.
— Ce n'est pas une tablette ? demanda Monsieur visiblement soulagé. Je croyais que c'était avec ça que les morts parlaient !
— Vous êtes bien renseigné, monsieur Desmilliers ! dit madame Niedermeier. Seriez-vous versé dans les arts occultes ?
— Je suis seulement renseigné, dit Monsieur qui se gonflait de fierté. Un homme se doit d'être renseigné, non ? Donc je le suis.
— J'utilise aussi la tablette, dit madame Niedermeier, mais en voyage je préfère les cartes, c'est bien plus pratique.
— Évidemment, dit Monsieur d'un air entendu avant de se pencher vers moi. Tu as entendu ça, Quatresous ? me souffla-t-il. Je suis renseigné !
— Alors, monsieur Fontaine, reprit madame Niedermeier, quelle est la question que vous voulez poser aux esprits ?
— Eh bien, dit Fontaine, c'est une sorte de mystère. Il y avait, quand je suis monté dans ce train, cinq compartiments encore fermés. Huit places dans chaque voiture : un compartiment de quatre lits et deux de deux lits dans le mien, deux de quatre lits dans le suivant.
— Il n'y a rien de bien mystérieux là-dedans, interrompit Dumont. Des compartiments non réservés, voilà tout.
— Dans l'Orient Express ? dit Fontaine. Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais on se bat pour monter dedans, même sans voyager très loin. Je connais des gens qui, pour pouvoir se vanter d'avoir mis un pied dans l'Express d'Orient, n'auraient pas hésité à faire le trajet de Paris à la frontière allemand, Avricourt, ne serait-ce que pour profiter de cet excellent repas que nous avons partagé et dire : « J'y étais ! »
— Alors ce sont sûrement des chambres réservées : ils monteront plus tard.
— Seize personnes d'un coup ? Et là aussi, leurs compartiments auraient pu être loués pour la nuit.
— Ce ne sont pas forcément seize personnes, dit Barbara Winter. Nous avons payé quatre places afin d'être absolument tranquilles dans notre compartiment.
— Tu entends ça, Quatresous ? me glissa Monsieur à voix basse. Voilà ce que j'aurais dû faire ! Payer deux places et venir seul, juste pour le confort. Ça, c'est noble. Ça, ça c'est classieux ! Ça, c'est ce que je ferai, la prochaine fois !
— Ce sont peut-être des anglais qui montent à Châlons-sur-Marne, dit le belge George Elster. Avec toutes leurs nouvelles idées d'hygiène et de salles de bains dans les maisons, peut-être qu'ils veulent être sûrs que leurs compartiments soient très propres.
— Votre mystère n'en est pas un, mon très cher Charles, dit Dumont. Une coïncidence, rien de plus je le crains. Vous montez une intrigue à partir de chimères. Seriez-vous effrayé par votre propre ombre ?
— Je n'ai pas peur, répondit Fontaine. Je suis journaliste et j'ai le nez pour les affaires louches. Du plus, une chimère est une chèvre à tête de lion et à queue de serpent. C'est à la fois mystérieux et effrayant, ne trouvez-vous pas ?
— Laissez-moi réfléchir… voyons… non, pas vraiment.
— De toute façon, dit madame Niedermier, je ne pourrais pas répondre à des questions sur des personnes qui ne sont pas là. Cela ne se fait pas.
— Ne comptez pas sur votre chance une fois de trop, dit Dumont. Estimez-vous heureux d'être encore parmi nous après un tel outrage à l'étiquette, mon cher.
— Très bien, très bien, dit Fontaine en riant. Alors, dites-moi ce qui m'attend pour ce voyage.
— Voilà qui est une question parfaite, dit madame Niedermier avant de prendre une profonde inspiration. Ô, Conrad, mon cher époux ! Viens nous parler du futur de ce jeune homme ! Guide ma main vers son destin !

La semaine dernière, j'aurais juré que ce genre de séance était forcément truqué. Après l'autre soir, et la réaction de Madame… je restai sceptique, mais ne pouvais m'empêcher de penser à ce qui avait été dit. Et ce mot étrange, « lavie »…

Madame Niedermeier déposa certaines cartes, devant elle, sur la table récemment débarrassée par les serveurs. Melnyk et Stephen regardaient tout cela d'un air détaché. David, lui, gardait les yeux sur Fontaine, alors que Barbara surveillait les mains et les cartes de madame Niedermeier. Celle-ci en retourna trois : c'était le Bateleur, le Diable, la Mort.
— Diable ! dit Fontaine. Voilà qui s'annonce périlleux. Je pars en voyage, je vais rencontrer un monstre, et je vais mourir ?!
— Pas du tout, dit madame Niedermeier avec un petit rire, les cartes sont plus symboliques que cela. Le Bateleur est un nouveau départ, de nouvelles idées. Le Diable est la part du démon en chacun de nous, nos mauvais côtés qui nous entravent, et la Mort est simplement un changement de vie.
— Vous me rassurez ! Dit comme cela, c'est en effet bien plus positif ! C'est pratiquement un voyage initiatique !
— Exactement ! dit madame Niedermeier. Vous avez tout compris : vous allez devoir confronter vos démons intérieurs pour renaître, très cher.
— Voilà un thème qui a tout pour plaire à mon ami Charles ; pouvez-vous faire la même chose pour lui ?
— Mais bien sûr, dit madame Niedermeier avant de recommencer son manège.

Elle retourna encore trois cartes : le Bateleur, le Diable, la Mort.
— Je suis désolée ! déclara-t-elle. J'ai dû mal mélanger mon paquet.

Les cartes furent mélangées, battues, les esprits invoqués, les cartes retournées. Le Bateleur, le Diable, la Mort. Elle fit mélanger le paquet par son neveu, puis tira à nouveau trois cartes.

Le Bateleur, le Diable, la Mort.

Un silence stupéfait tomba sur le wagon. Monsieur avait l'air hébété qu'il affichait devant quelque chose de nouveau et qu'il n'avait pas encore attribué à une catégorie, comme « à la mode ».
— Ce doit être un trucage, l'entendis-je murmurer. Un bon truc, mais un trucage.
— Oh, dit finalement madame Niedermeier. Comme c'est étrange… je ne comprends pas…
— C'est effectivement très curieux, dit Barbara en inspectant la carte du Diable alors que Melnyk tournait celle de la Mort entre ses mains.
— Ne les touchez pas trop, s'il vous plaît, dit madame Niedermeier. Un jeu de cartes est personnel. Il faut l'apprivoiser et cela prend du temps. Si vous touchez cette carte trop longtemps, c'est comme si vous l'empoisonniez. Vous allez perturber le paquet entier et il va devenir incompréhensible !
— Je vous prie de m'excuser, dit Melnyk avec un fort accent.
— C'est probablement parce que Dumont et moi nous appelons tous les deux Charles, suggéra Fontaine. Les esprits doivent en être perturbés.
— Ce doit être cela ! dit madame Niedermeier en riant à nouveau. Ou bien c'est qu'il y a tellement de monde, cela trouble ma concentration. C'est sûrement le destin de quelqu'un, mais de qui ? Il suffit d'être entourée d'esprits forts et je dois lutter pour rester maîtresse de ma propre tête ! Il m'est arrivé d'être possédée par des esprits, vous savez ?
— Il y aurait donc des « esprits forts » ici ? demanda Dumont.
— Oh, très certainement. Attendez...

Madame Niedermeier ferma les yeux et prit une profonde inspiration.
— Je visualise vos auras... je sens vos présences... révélez-vous à moi... oui, je vois... je sens une aura profonde et ancienne... peut-être deux... ou trois... par ici...

Elle balança sa main dans un geste flou qui aurait pu désigner la moitié du restaurant ; elle désigna, au moins, les Sanders, les Färber, Alfred, et dépassa suffisamment Dumont pour que Monsieur se sente concerné et flatté. Barbara eut un sourire satisfait.
— Ah, dit Fontaine en se retournant pour voir les personnes désignées. Tout est clair, maintenant. Fichus artistes, toujours à vouloir vous faire réfléchir contre votre volonté !

Madame Niedermeier ouvrit les yeux, alors que Bastien Färber partait d'un rire franc et contagieux.
— Une « âme ancienne », dit-il, c'est probablement moi. C'est la façon la plus charmante qu'on ait jamais employé pour m'annoncer que j'étais un vieux bougre.
— De ma part, cher ami, cela ne devrait pas compter, déclara madame Niedermeier. J'ai sûrement l'âge d'être... votre grande sœur ! Je suis la doyenne de cette assemblée !
— En êtes-vous sûre, dit Barbara avec une pointe de condescendance, avec toutes ces âmes anciennes présentes ?
— Anciennes ou non, dit Dumont, nos âmes vont être confrontées à nos diables intérieurs, puis nous allons mourir. Les cartes sont claires pour moi.
— Non, non, dit madame Niedermeier, ne vous inquiétez pas, mon cher. Les cartes voulaient sûrement nous dire que nous rencontrerons des gens charmants, assez originaux pour nous faire découvrir de nouveaux horizons, peut-être ces personnes mystérieuses des compartiments fermés ? Et que le voyage se finira merveilleusement bien. J'en suis certaine.

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