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V. D'Epernay à Saverne


Il était un peu plus de 9 heures 30 du soir lorsque nous quittâmes le wagon-restaurant afin de nous diriger vers nos compartiments. Notre conducteur se leva de sa chaise pour nous saluer, rappelant aux voyageurs de ce wagon-lit (les Winter, les Sanders, les Schaefer, les Adamski, Monsieur et moi) que nous devions lui laisser nos billets et nos passeports, car nous allions traverser la frontière allemande pendant la nuit. Toutes les vérifications administratives seraient faites ainsi, afin de ne pas déranger notre sommeil.
Les autres voyageurs s'échappèrent, à l'exception de Fontaine qui prit le temps de serrer la main du conducteur et de lui demander son nom ; notre conducteur au visage rond se nommait Edouard Courtois.

Alors que je tendais mes papiers à monsieur Courtois, je remarquai Tristram Schaefer qui s'éloignait. Je cherchai du regard mademoiselle Melusine. Celle-ci se tenait silencieusement à côté de moi, son billet encore en main.
— Votre frère n'est pas dans le même wagon-lit que vous ? demandai-je.
— C'est ce qui était prévu, me dit-elle, donc, forcément, il l'a fait changer.
— Pourquoi ?
— Parce qu'il le peut, sans doute. Notez bien qu'il avait un compartiment pour lui tout seul, mais il a décidé qu'il préférait partager une chambre avec des inconnus. Je ne saurais dire, néanmoins, si cela contrarie plus ma mère, ou moi. Où en est votre plan d'évasion ?
— Toujours au point mort j'en ai peur. Demain, peut-être, ajoutai-je avec un petit sourire.
— On ne peut jamais compter sur demain. Essayez de réfléchir plus vite, ajouta-t-elle avant de donner son billet à son tour.

Je suivis Monsieur dans notre compartiment pour y trouver nos lits ouverts et préparés. Le dossier de la banquette avait été relevé pour constituer un lit superposé, auquel on pouvait accéder par une petite échelle.
— Regarde ça, Quatresous ! me dit-il. Regarde un peu comme ces oreillers ont l'air moelleux ! Et tu dors là-haut !
— Je dors là-haut ?
— Bien sûr, le numéro est écrit sur ton billet. Je suis presque envieux ! Mais on doit respecter les numéros sur les billets, c'est comme ça.
— Vous êtes sûr que c'est mon numéro ?
— Bien sûr que je suis sûr ! Tu veux qu'on aille voir le conducteur pour qu'il vérifie nos billets ?

Je ne protestai pas ; imaginer Monsieur se hisser sur la banquette était assez amusant, mais l'idée de dormir dans la couchette juste en-dessous de lui était plutôt angoissante. Je m'approchai pour examiner mon perchoir. Les draps avaient une douce odeur de lessive.
— Dis-donc, tu crois que tu peux aller dormir comme ça ? Il ne faudrait pas oublier que tu es censé être mon valet de chambre !
— Je ne suis donc plus votre neveu ? répondis-je.
— Ne dis donc pas de sottises et viens m'aider !
— À faire quoi ?
— À enlever mes vêtements, pardi !

Ah… non. Non, non, non. C'était au-dessus de mes forces, particulièrement dans un compartiment aussi exigu.
— Je ne peux pas, dis-je en cherchant désespérément une excuse.
— Comment ça, tu ne peux pas ?!
— Je ne peux pas. Je suis seulement un chauffeur.
— Et alors ?
— Et alors, dis-je sous le coup de l'inspiration, vous n'êtes pas un cheval. Je ne peux m'occuper que des chevaux. C'est comme pour les numéros sur les billets. C'est comme ça.
— Ma foi, dit-il après un instant de réflexion, ça a du sens. Je ne voudrais pas être brossé et harnaché comme un cheval ! Très bien, je vais me changer tout seul.
— Je vais me changer dans le cabinet de toilettes, dis-je en attrapant mes affaires dans ma valise avant de laisser Monsieur à sa chemise de nuit.
— Bonne idée, Quatresous ! Comme ça on ne se cognera pas ! l'entendis-je dire avant de refermer la porte derrière moi.

Le couloir était vide. Où était donc passé tout le monde ? Au moins, il n'y avait pas la queue pour utiliser le cabinet de toilettes.

Celui-ci était un autre placard, mais plutôt coquet pour sa fonction. Un architecte ingénieux avait réussi à y faire entrer un buffet muni d'une vasque et d'un robinet, un miroir, un urinoir et un siège de toilettes, le tout coincé entre la porte et deux fenêtres occultées par des volets. Comparé aux histoires d'horreur et de seaux dégoûtants que l'on entendait sur les trains longue distance américains, c'était effectivement un grand luxe.

Je me changeai, en essayant tant bien que mal de ne pas trop me taper les coudes contre la paroi du compartiment voisin. J'ajustai le tissu aux bonnes mesures, nouai ma robe de chambre, vérifiai mon allure dans le miroir. Cela irait sans doute pour la nuit…

Une lueur vive attira mon attention. Elle filtrait à travers le volet de la fenêtre qui donnait sur la plate-forme. Elle s'éteignit soudain, sans doute l'éclairage d'une gare que nous avions dû dépasser. J'allais sortir du cabinet lorsque la lumière revint. Elle formait une lettre sur le mur, quelque chose de grec ou de latin. La curiosité eut raison de moi et je repoussai doucement un coin du volet.

George Elster, le belge dans l'import-export, était sur la plate-forme. Que faisait-il là, entre le restaurant et notre wagon ? Les mêmes lettres de lumière éclairaient son visage, comme s'il tenait une de ces lampes pour les enfants qui projetaient des dessins sur les murs. Il semblait concentré, les sourcils froncés. Ses lèvres bougeaient, mais je ne pouvais rien entendre.

Je décidai que cela ne me regardait pas. Les Belges pouvaient bien faire ce qu'ils voulaient, après tout. J'allais sortir du cabinet en silence et prétendre n'avoir rien vu. Je replaçai doucement le volet, tendis le bras pour prendre les vêtements que j'avais posés sur la vasque, me tournai pour ouvrir la porte…

… et le train passa sur un aiguillage et eut un soubresaut soudain. Je perdis l'équilibre, voulus me rattraper sans lâcher mes vêtements, et mon coude percuta la paroi avec une série de « bang ». Je me figeai. Peut-être qu'il n'avait pas entendu. Peut-être qu'il ne viendrait pas…
— Tout va bien ? dit la voix de monsieur Courtois à travers la porte. Qui est là ?
— Ce n'est que moi, répondis-je. Moi, Quatresous, ajoutai-je en réalisant qu'il n'avait pas de raison de reconnaître ma voix. Il n'y a pas beaucoup de place… je me changeais et c'est mon coude… je vais bien je vous assure.
— Je vous prie de m'excuser, monsieur Quatresous. Ça a fait beaucoup de bruit… êtes-vous sûr que tout va bien ?

Je pris une profonde inspiration et me forçai à ouvrir la porte.
— Comme vous voyez, dit-je avec un petit sourire forcé. Tout va bien. Vraiment.
— Vous m'en voyez ravi. Ah, fit-il alors que le train ralentissait. Je vous prie de m'excuser, nous arrivons à Châlons-sur-Marne.

Il sortit sur la plate-forme. Un doute me traversa alors, à propos des lumières étranges et de George Elster. Sans savoir exactement pourquoi je m'inquiétais, je sortis à la suite du conducteur.

Elster se tenait près de la portière, avec un cigare à la main. Le froid était cinglant après la douce chaleur du wagon, mais il ne semblait pas en souffrir. Il m'adressa un large sourire. Son cigare dégageait une légère lumière, mais rien qui ne fut comparable à ce que j'avais vu. Un briquet, peut-être…? Monsieur aurait adoré un briquet qui projetait des lettres antiques sur les murs, après tout.
— 10 heures 19 du soir, dit Elster en sortant sa montre de son gilet, et nous sommes à l'heure. Mes félicitations à vos chauffeurs, monsieur Courtois.
— Ce sera transmis, monsieur, dit Courtois. Mais vous ne devriez pas être ici. Nous sommes censés fermer les portes des voitures à clef pendant la nuit.
— Vraiment ? dit Elster. Je suis arrivé ici poussé par le besoin de me dégourdir les jambes, rien de plus.
— Il n'y a pas de mal, dit Courtois. Quand vous aurez terminé, je vous accompagnerai à votre voiture.

Le train s'arrêta sous une large toiture protégeant la portion des voies et des quais située juste devant la gare. Le bâtiment semblait irréel, perdu dans son îlot de lumière cerné par la nuit.
— Bienvenue à bord de l'Orient Express, Lord et Lady Whitlock, dit Courtois en ouvrant la portière. Et Mesdemoiselles.

Une flopée de bonnets de paille, de dentelles, de châles blancs et de mèches blondes, tous parés de fleurs, monta à l'assaut de notre wagon. C'était un véritable jardin printanier, qui inondait de lumière la nuit grise de l'hiver approchant.
— Laisse-moi passer en premier, je suis l'aînée !
— Tu n'es pas l'aînée, tu es seulement la plus vieille parce que Pearl n'est pas là !
— Stop insulting me in French !
— Nous sommes en France, je t'insulte dans la langue appropriée ! Ce n'est pas de ma faute si tu es trop stupide pour comprendre.
— Cela suffit, dit une voix autoritaire. Vous passerez toutes les deux après Ruby.
— Mother ! protesta l'aînée.
— On dirait bien que j'avais raison, dit Elster avec une étincelle d'amusement dans le regard. Au moins pour une partie, ce sont bien des anglais qui vont remplir les compartiments vides.

Monsieur Courtois aida une jeune fille aux grands yeux écarquillés, Lady Ruby, à monter sur la plate-forme. George Elster, le sourire aux lèvres, abandonna son cigare pour proposer galamment son aide à la sœur qui disait être l'ainée, Lady Coralie, avec son visage en forme de cœur, un nez retroussé et des yeux gris. Celle-ci accepta volontiers avec une petite moue séductrice. Une troisième jeune fille, Lady Saphira, à qui ses pommettes hautes et son nez pointu donnaient un air défiant, me tendit brusquement un paquet de livres, que je saisis par réflexe. Elle monta sans aucune aide, puis me reprit les livres des mains et me remercia dans un français parfait, mais sec.

Le visage encadré par des tresses sages, Lady Jade attendait son tour, fronçant les sourcils. Derrière elle se tenaient les deux plus jeunes enfants, Lord Jasper et Lady Jewel, qui se ressemblaient au point de passer pour des jumeaux. Ils avaient les mêmes sourcils foncés et les mêmes yeux d'un bleu délavé qui reflétait la couleur de ce qui se trouvait autour d'eux. Lady Jewel saisit le bras de son frère.
— The time is wrong, dit-elle. I'm scared.
— Let's run then ! cria Lord Jasper en partant en courant le long du quai.
Mais Lady Jewel ne fut pas assez rapide ; sa mère la saisit par le bras et la maintint fermement.
— Jasper ! cria la mère. Come back here at once !
— Monte dans le train avec les filles, dit le père, je vais le chercher.

Les cinq filles Whitlock, âgées de dix à vingt ans, firent ainsi leur entrée animée dans notre voiture, accompagnées de leur mère.
— Où sont les lits 9 à 12 ?
— Oh, you speak English ! What a relief !
— Tiens-toi droite, Ruby. Et parle français.
— Pourquoi est-ce qu'on est obligées de parler français tout le temps ?
— Ça ne sert à rien de voyager si c'est pour parler anglais, idiote !
— Tais-toi ! Tu vois bien que tu déranges les gens !
— Et les lits 17 à 20 ? Le compartiment du fond ? Merci beaucoup !
— Je suis désolée si mes sœurs font trop de bruit.
— Est-ce qu'on devra parler allemand en Allemagne, aussi ? Et russe en Russie ?
— L'Orient-Express ne passe pas par la Russie, Ruby.
— Je ne veux pas dormir avec Jasper et Jewel !
— Nous ferons comme nous avons déjà décidé, dit leur mère. Coralie, Ruby, Saphira et Jade, vous entrez dans ce compartiment. Jewel, tu viens avec moi. Ton père et Jasper vont nous rejoindre. Du moins, je l'espère fortement.

Les quatre plus grandes filles disparurent dans le compartiment central de la voiture. Leur mère referma la porte alors que la voix de l'aînée retentissait encore.
— Non, Ruby, je te l'ai déjà dit ! Tu dors en bas. Et Saphira aussi, je ne veux pas me prendre ses livres sur la tête...

La mère entraîna la plus jeune fille avec elle dans l'autre compartiment ; le père, traînant le jeune garçon après lui, les rejoignit peu après. Le calme revint dans le couloir, comme si l'on avait éteint une lampe, alors que le train repartait.
— Charmantes, dit George Elster. Vraiment charmantes. On pourrait tuer pour des créatures pareilles. Eh bien, ajouta-t-il, je dois rejoindre mon wagon-lit avant d'être enfermé dehors. Bonne nuit, cher compagnon de voyage !

Sur ces mots, Elster suivit Courtois en direction de l'autre wagon-lit. Je retournai dans le compartiment de Monsieur, qui ronflait déjà. Je gravis l'échelle en tentant de faire le moins de bruit possible, m'étendis sur le matelas, rabattis les couvertures et fermai les yeux. Une seconde plus tard, un sommeil profond s'était emparé de moi.

À peine cinq heures plus tard, des coups rapides tambourinés contre la porte m'arrachèrent à des rêves de la circulation dans Paris.
— Quatresous, la porte ! grommela Monsieur. Qu'est-ce que tu attends ?

Je bondis hors de mon lit, oubliant que je me trouvais sur une couchette en hauteur. Je m'accrochai in extremis à l'échelle et me rétablis tant bien que mal sur le sol.
— Quatresous ! Arrête donc de faire le pitre et ouvre cette fichue porte !

Il n'y avait personne devant la porte. Je penchais la tête dans le couloir pour me trouver face à Fontaine, le journaliste si curieux qui nous avait tous présentés. En chemise de nuit et robe de chambre, les cheveux dans tous les sens, il frappait à toutes les portes des compartiments, poursuivi par monsieur Courtois.
— Monsieur Fontaine ! Arrêtez, je vous prie ! Je vous l'ai déjà dit, les Sanders sont dans ce compartiment.

Courtois indiquait la porte sur ma gauche, qui s'ouvrit précisément au même moment. Sanders regarda Courtois, puis regarda son doigt, puis regarda de nouveau Courtois, visiblement perplexe.
— Docteur ! dit Fontaine en bondissant devant lui. S'il vous plaît, c'est une urgence. Monsieur Melnyk, vous savez, le vieux monsieur ukrainien qui était à la table de madame Niedermeier, en fait je ne sais pas si vous pouviez le voir depuis votre table, mais bref, il a eu un malaise. L'employé de bord chargé de tenir l'infirmerie dit que ça le dépasse complètement et si vous pouviez venir le voir, monsieur Melnyk, donc, pas l'employé de bord, ce serait vraiment gentil à vous et je suis désolé de vous avoir réveillé, et, pouvez-vous venir ? Maintenant ? S'il vous plaît ? — Plus lent, articula Sanders en levant la main devant Fontaine. S'il vous plaît ?
— I am so sorry sir, dit Courtois, saisissant Fontaine par les épaules pour l'écarter gentiment mais fermement du Docteur Sanders. One of the passengers... sick. Very very... bad. You... see him ?

Courtois avait apparemment beaucoup de mal à s'exprimer en anglais tout en essayant de retenir Fontaine par le bras. Fontaine, lui, ne tenait pas en place, lançant des regards inquiets vers la porte du wagon qui menait vers sa voiture. Le Docteur Sanders hocha la tête et retourna dans son compartiment. Il en ressortit en robe de chambre, tenant une trousse de cuir à la main. Sa femme sortit après lui et referma la porte du compartiment derrière elle.
David Winter et Stephen Shepherd se joignirent aux Sanders, malgré les protestations de monsieur Courtois qui incitait les voyageurs à retourner dormir. Monsieur, lui, ronflait de nouveau. La curiosité l'emporta, et je suivis le mouvement.

Le compartiment de Melnyk se trouvait dans le wagon-lit de tête, juste à côté de l'entrée, mais il fut difficile de l'atteindre. Une dizaine de personnes se tenait dans le couloir : George Elster, le belge, et Tristram Schaefer, le violoniste, ainsi que Nerio Bianchi le neveu de la médium suisse, le peintre autrichien Bastien Färber, les frères banquiers hongrois Juhász, Charles Dumont et Alfred Berger, l'auteur et son secrétaire. Le conducteur de ce wagon, un homme plus imposant que monsieur Courtois et qui se nommait Alexandre Charrier, tentait en vain de faire rentrer les voyageurs dans leurs compartiments.
— Ah, vous voilà, vous ! dit Charrier en voyant Fontaine. Et vous, Docteur, bonsoir. Faites place, faites place !

Charrier réussit à faire reculer les gens pour permettre aux Sanders d'atteindre le compartiment. Il fallut encore faire sortir l'employé qui était au chevet de Melnyk avant de pouvoir entrer. Ce pauvre employé était si paniqué qu'il trébucha deux fois sur la porte dans sa précipitation. Charrier l'envoya chercher le traducteur ; Charrier parlait l'anglais encore plus mal que Courtois.
— Je me suis réveillé et le train était arrêté, disait Fontaine. Il y avait du bruit dans le couloir alors je me suis levé. Je me suis dit que cela devait être les nouveaux passagers et que ça ne ferait pas de mal de jeter un coup d'oeil, rapidement, alors je suis descendu de mon lit et je suis sorti voir. Et puis je suis retourné dans le compartiment, là il était vivant, il ronflait, mais ça sifflait un peu, vous savez ? Comme quand on a eu une mauvaise toux. Mais ça ne m'a pas inquiété assez et je me suis rendormi, et puis quelques heures plus tard j'ai eu soif et ça m'a réveillé, et là j'ai entendu comme un... une plainte, une sorte de râle, vous savez ? J'ai allumé la lampe et je l'ai vu comme ça : tout pâle, les yeux enfoncés dans leurs orbites, ses mains toutes tordues vers moi. J'ai eu peur, et j'ai foncé pour chercher du secours. Que pouvais-je faire d'autre ?
— Vous avez fait ce qu'il fallait, dit Stephen sur un ton doux et rassurant. Vous avez très bien réagi.
— J'aurais dû lui demander si ça allait, sa respiration sifflait un peu, vous savez ? J'aurais dû…
— Ça va aller, monsieur Fontaine.
— Je suis désolée, annonça madame Sanders à la porte du compartiment, mais il est décédé. Il n'y avait rien que mon mari puisse faire.
— Il est mort ? s'écria Fontaine. Comme ça ? Juste comme ça ?!
— Je ne sais pas quoi vous dire, dit-elle. Vous êtes de sa famille ?
— Non. Je l'ai rencontré au restaurant, comme tout le monde...
— Il voyageait seul ?
— Oui, dit George Elster. Il était seul.
— Était-il croyant ? Il pourrait recevoir l'onction des malades, dit Stephen Shepherd.
— Mais... il est déjà mort, fit remarquer Meg Sanders.
— Dans ce cas, , dit Stephen, cela ne peut pas lui faire de mal. Je suis prêtre. En tout cas, j'ai été prêtre... je pourrais bénir de l'huile, ça ne prendra pas longtemps.
— Est-ce vraiment nécessaire ? dit Meg Sanders, sa mâchoire jouant comme si elle faisait un effort pour filtrer ses mots.
— Je pense qu'il aurait aimé ça, dit Elster. Je ne le connaissais pas personnellement mais il avait l'air religieux. C'est toujours bien de faire quelque chose.
— Si ça peut vous faire plaisir, dit Meg Sanders sèchement en retournant dans le compartiment.

Elle échangea quelques mots avec son mari. Celui-ci hocha la tête et se leva ; il fit un petit sourire poli à Stephen en lui laissant la place. Stephen lui sourit en retour et repoussa la porte derrière lui, sans la fermer. Il devait avoir de l'huile sur lui, car quelques minutes plus tard nous entendîmes sa prière commencer.
— Per istam sanctam unctonem et suma piissimam misericordiam...

Le latin fut noyé sous le flot de questions qui assaillit le Docteur Sanders dès qu'il fut sorti.
— Est-ce le choléra ? demanda Nerio Bianchi.
— Le choléra ! dit Charrier. Il ne manquait plus que cela ! Nous allons être mis en quarantaine !
— Absolument pas, interrompit Meg Sanders. Pour autant que mon mari puisse dire, son cœur s'est simplement arrêté. À son âge, ces choses arrivent.
— Mais son teint paraît malsain, insista Nerio.
— Cela me paraît tout à fait normal, étant donné qu'il est mort. La seule chose hors du commun chez cet homme, ajouta-t-elle avant que Nerio ne puisse l'interrompre, est qu'il était sévèrement déshydraté.
— Pardonnez-moi, madame, mais vous n'êtes pas médecin. Je voudrais parler à votre mari directement. Dès que l'interprète sera là...
— J'étais infirmière, coupa-t-elle, et j'ai assisté mon mari de nombreuses fois, n'ayez aucune crainte. Je suis parfaitement capable de traduire ce qu'il dit.
— Je ne parle pas trop la française, prononça le Docteur Sanders avec un accent épouvantable. Pardon.
— Allez chercher votre traducteur si cela vous chante, reprit madame Sanders, mais il vous dira exactement la même chose que ce que je vous dis à présent. Ce n'est pas le choléra, c'est une certitude. Les travaux de Robert Koch montrent que la propagation ne se fait pas par les miasmes mais par de la nourriture ou de l'eau contaminée. S'il l'avait contractée à bord du train nous aurions déjà d'autres malades...
— Dieu nous protège ! s'écria Charrier avec un l'air alarmé.
— Tout est souillé de nos jours, dit Nerio, l'eau des fleuves, et le charbon dans l'air, avec cette locomotive…
— Mais ce n'est pas le cas ! reprit Meg Sanders. De toute évidence. D'après ses compagnons de chambre, l'homme n'a pas bougé de son lit. Il n'a eu ni vomissement, ni diarrhée, ni fièvre, ni marque de maladie, juste d'anciennes cicatrices qui semblaient normales et…
— Plus lent ? dit le Docteur Sanders en posant sa main sur l'épaule de sa femme.
— Yes, dit madame Sanders après avoir pris une profonde inspiration. Of course. I'm sorry.
— Je voudrais quand même parler avec le Docteur, si ça ne vous dérange pas ! dit Charrier. Où est donc m Janssens ?
— Je suis certain que madame Sanders est pleinement capable de traduire, proposa Stephen qui sortait du compartiment, mais si vous souhaitez une confirmation je peux peut-être vous aider. Je parle bien sûr couramment l'anglais.
— Ce serait trop aimable, dit Charrier.
— Si ça peut vous faire plaisir, dit madame Sanders sur un ton sec mais résigné.

Je me demandai ce qui était le plus dur dans le métier de madame Sanders : soigner des gens, ou se battre constamment pour pouvoir soigner des gens.

Elle retourna dans le compartiment pour rassembler les divers instruments et les ranger dans le sac de son mari. Le Docteur Sanders et Stephen Shepherd eurent une courte conversation. Sanders était un homme de peu de mots mais à la présence calme et autoritaire ; Charrier, à ses côtés, semblait attendre un ordre de guerre.

Lorsque Stephen confirma ce que madame Sanders nous avait annoncé, Charrier l'accepta.
— Vous êtes certain que ce n'est pas contagieux ? fit monsieur Charrier, visiblement soulagé.
— Le Docteur Sanders est formel, dit Stephen. Il serait le premier à faire descendre tout le monde du train si c'était dangereux. Il vous conseille simplement de nettoyer au vinaigre le cabinet de toilette que ce monsieur a utilisé et de vous débarrasser de ses draps, pour ne rien laisser au hasard.
— Très bien ! aboya monsieur Charrier. C'est tout ce qu'il me fallait. Je vais immédiatement en informer le chef de train. Ah, vous êtes enfin là ! ajouta-t-il en direction de quelques employés qui venaient de s'approcher. Ce n'est pas trop tôt !

Monsieur Charrier rassembla ses employés pour leur donner des instructions et le petit groupe se mit en action pour s'occuper du corps.

Le corps. Je réalisai, enfin, qu'il s'était passé une chose horrible dans le train de luxe de Monsieur. Il me fallut toute ma volonté pour m'empêcher de sourire d'une oreille à l'autre. Il fallait que le prévienne Monsieur immédiatement !

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