MOBILE
site pour mobiles
PARTAGER
SUIVRE
CONTACT
 




II. Du 23 au 27 octobre 1883, Paris, Rue Berthollet.


Je prenais ma demi-journée de congé le mardi après-midi. J'aimais me rendre au café, respirer le parfum chaleureusement amer de la boisson et des cigarettes, et me laisser bercer par les murmures des dernières rumeurs. Les Desmilliers n'étaient pas très bien vus dans le quartier : afin d'avoir la paix, il me fallait porter le costume discret de Louis le chauffeur, ou aller au moins jusqu'à la rue Soufflot où personne ne pouvait me reconnaître. Ce jour-là, j'avais marché afin de m'éclaircir l'esprit, mais en vain. Le train me préoccupait trop pour que je puisse profiter du brouhaha enfumé : dans ma tête tournait l'obsession de trouver un stratagème, le plus vite possible, le temps comptait, mais lequel… lequel…

Une clameur attira mon attention vers le comptoir. Cinq ou six hommes, en complets, portaient un toast à l'un d'entre eux.
— À notre éminent confrère Fontaine, qui vient de décrocher son premier reportage officiel à l'étranger !
— Et un voyage tout frais payés sur l'Orient-Express, rien que ça !
— Bravo, Charles !

Encore ce maudit train ? Décidément, pensai-je, cela devenait de la persécution.
— Merci, merci, dit l'homme qui s'appelait Charles Fontaine. Mais puis-je me permettre de vous rappeler que je ne fais que mon travail !

Fontaine avait une trentaine d'années, peut-être, un long nez étroit et pointu, un menton en retrait, des yeux noirs, un teint hâlé. Il tapotait le comptoir du bout des doigts, selon un rythme aussi irrégulier qu'irritant.
— Ah oui, ton travail de journaliste, bien au chaud en première classe !
— Et payé par le patron !
— Je vais où mon devoir m'appelle, répondit Fontaine avec chaleur. Si je dois enquêter sur des tremblements de terre, je vais où les tremblements de terre sont !
— Tout en postant des dépêches sur ce que les gens veulent vraiment savoir : qui de connu fait quoi et va où !
— Je ne sais pas pourquoi je lis encore les journaux, alors que je sais très bien qu'ils n'impriment que ce qui fait vendre.
— Ou ce qu'ils veulent nous faire faire ! Achetez ceci ! Achetez cela ! Votez pour lui, ou pour l'autre ! Ayez peur de votre voisin comme ça nous pourrons l'arrêter !
— Surtout s'il est différent, si vous voyez ce que je veux dire.
— Allons, allons, chers confrères, se défendit Charles Fontaine. Mes dépêches seront purement géologiques. Et tenez, en gage de ma bonne foi : je vous jure solennellement de rechercher la vérité, toute la vérité, et de ne publier que la vérité !
— Alors change de métier !
— Ou parle nous de ce qui se passe avec Mademoiselle Cécile !
— On veut cette vérité là !
Le reste se perdit dans un nouveau toast et des grands éclats de rire. Si j'en avais eu les moyens, je leur aurais payé une tournée. Ils venaient de me donner le stratagème dont j'avais besoin.

Je rentrai aussi vite que possible et passai la soirée à éplucher les piles de journaux qui attendaient d'allumer les foyers de la maison. ll me fallait trouver les catastrophes ferroviaires les plus abominables possibles, des wagons réduits en cendres, des explosions de locomotives. Peu importaient les dates et les pays, il me fallait faire peur à Monsieur.

Le lendemain, en procédant au ménage, je plaçai les journaux bien en vue, partout dans la maison où Monsieur pourrait les remarquer : sur ses vitrines, dans son panier à courrier, sur son fauteuil près de la cheminée du salon, dans les tiroirs de son bureau, sur les coussins d'un canapé, sur le meuble-bar entre les verres à whisky.

Au fil des heures, je pouvais observer Monsieur aller d'une pièce à l'autre, l'air confus et de plus en plus inquiet. Au moment de servir le diner, il trouva sur son assiette, à la place du Gaulois que j'avais laissé sur le bord de la table, un exemplaire de La Nature sur le déraillement de Hugstetten. Le journal contenait une excellente description des dix-huit wagons de voyageurs qui s'étaient empilés, défoncés et pulvérisés les uns sur les autres, et de la terrible histoire de rails qui avaient glissé à cause de pluies torrentielles et s'étaient déformés, déviant la locomotive que l'on retrouva à quarante mètres de la chaussée.

Madame entra dans la salle à manger avec le journal La Croix. Elle s'installa à sa place, le journal ouvert de façon à montrer l'article sur un homme tombé d'un wagon à cause d'une portière mal fermée. J'aurais juré que Monsieur avait pâli.

Il resta silencieux pendant de longues minutes, les sourcils froncés sous la force de son dilemme. Son gros poing s'ouvrait et se fermait, comme s'il voulait saisir quelque chose d'invisible devant lui. J'avais presque pitié de lui. Presque.
— Isabelle, ma chère, commenca-t-il.
— Oui ? dit Madame en posant La Croix sur le bord de la table.
— Je me demandais s'il ne valait pas mieux…
Les doigts de Monsieur tapotaient nerveusement sur la table. Il regardait fixement l'exemplaire du Gaulois.
— Oui, Ernest ?
Le visage de Monsieur s'éclaira soudain, toute trace de conflit disparue.
— Mais bien sûr, Isabelle ! Je l'ai lu ce matin !
— Quoi donc, Ernest ?
— Le luxe est une garantie de qualité, n'est-ce pas? ! L'Orient Express est un train de grand luxe ! Les trains de luxe n'écrasent personne ! Et vous savez pourquoi ? Parce que c'est le train des gens connus !
— Que voulez-vous dire ? dit finalement Madame.
— Regardez ! reprit Monsieur en écrasant vigoureusement les pages du Gaulois de son doigt, Tristram Schaefer, le plus jeune violoniste virtuose, vous savez ? Il a une tête bien sinistre, mais je suis certain qu'il joue très bien, s'ils le disent dans le journal, c'est sûrement vrai. Ce Tristram Schaefer, donc, part pour l'Europe de L'Est dans l'Orient Express. Ils ne veulent pas le tuer, n'est-ce pas, donc c'est parfaitement sûr ! Il n'y a pas de meilleur endroit où aller que ce train. J'ai tellement hâte d'être à dimanche !
Et là-dessus, il jeta les journaux sur la pile destinée à allumer le feu. Si près du but. Si près.

Le jeudi était le jour où Madame recevait. Madame détestait devoir perdre plusieurs longs après-midis à prendre le thé avec des gens dont la conversation la fatiguait. Elle se présentait donc toujours chez ses connaissances lorsqu'elle savait qu'ils étaient absents, et leur laissait sa carte de visite écornée à gauche pour signaler qu'elle avait fait son devoir social. En revanche, elle ne pouvait pas échapper à son devoir d'hôtesse. Nous ne sacrifions ainsi qu'une journée par semaine, mais c'était une journée de perdue pour trouver une solution au problème du train.

Le vendredi matin, alors que je brossais le cheval (qui n'avait pas vu de véritable palefrenier depuis longtemps), Monsieur m'aborda comme un taureau fonçant sur un toréador.
— Quatresous ! Quatresous, il faut que je vous parle ! Allons dans mon bureau.
— Monsieur, résistai-je, non. Mes chaussures sont dégoûtantes.
— Ah tant pis, c'est bien pour ça qu'on paye les gens du ménage, eh ? Venez donc par ici !
Je voulus protester, étant donné que « les gens du ménage » en question, c'était moi et seulement moi, mais il m'entraîna par la manche vers l'intérieur de la maison.

Au milieu de tous ses achats inconsidérés, Monsieur avait acquis une formidable bibliothèque qu'il conservait sous clef, hors de portée de quiconque, y compris de lui-même. Il m'arrivait souvent de contempler les titres interdits, le cou tordu afin de déchiffrer les tranches. Parfois, Madame me laissait emprunter un volume ; voilà quelle était ma deuxième liberté au service des Desmilliers.

Monsieur brandissait la clef de la bibliothèque comme un flambeau. Il en déverrouilla les portes, et en sortit un livre à la tranche dorée.
— Voilà, dit-il. C'est pour vous. Un manuel de savoir-vivre ! Euh… dites-moi, vous savez lire, hein ?
J'hésitai, pendant un instant. Si je prétendais ne pas savoir lire, peut-être se découragerait-il ? Peut-être… Mais je ne le pouvais pas. Pas sans trahir la mémoire de mon père, et de notre petite collection de livres gardée derrière le rideau en velours, et les heures passées à étudier pour mon certificat d'études. De plus, si je refusais maintenant, je laisserais du temps à Monsieur pour trouver quelqu'un d'autre. Il fallait que je me désiste au dernier moment.
— Oui, dis-je. Je sais lire.
— Parfait ! Vous allez me lire ça et apprendre ce qu'il y a dedans.
— Pourquoi ?
— Parce que vous en aurez besoin dans le train, pardi ! Je ne veux pas avoir à expliquer pourquoi mon neveu ne sait pas se servir d'une fourchette… vous savez ce qu'est une fourchette, hein ?
— Oui, Monsieur, me forçai-je à articuler.
— Parfait, alors ! Aaah… attendez un peu. Montrez-moi l'état de vos mains ? Vous feriez mieux d'avoir les mains propres avant de toucher le livre, hein ? Autant commencer à apprendre les bonnes manières d'une bonne manière ! Ah ! Et puis venez par ici, je veux vous montrer quelque chose d'autre.

Une fois dans son bureau, il sortit d'un tiroir divers papiers qu'il exposa sur la table comme des œuvres d'art. Au centre, le billet que Monsieur m'avait destiné. Il y était inscrit le jour, le 28 octobre 1883 ; l'heure de départ du train, 7 heures 30 du soir ; le numéro de la voiture ainsi que celui de mon lit, le n°16, celui du haut. Un petit horaire avait été joint au billet, avec les heures d'arrivée aux principales gares : Strasbourg, Munich, Budapest, Bucarest, Giurgewo, Varna, et Constantinople, enfin. Je n'aurais pas été capable de placer ces noms sur une carte.
— Ce n'est pas magnifique, dites-moi ? Même le papier est de luxe.
— Oui, dis-je platement.
— C'est magnifique, juste magnifique. Mais il manque votre passeport ! Je voulais le faire faire, mais il faut une description de vous et je ne me souvenais plus de la couleur de vos yeux. Ils sont…?
— Marron.
— Vraiment ? dit-il en plissant les yeux. Vous savez quoi, faites moi une liste avec vos yeux, vos cheveux, votre taille, tout ça. Ce sera plus simple. Je connais le Préfet de Police, vous savez ? ajouta-t-il en replaçant les billets dans leur tiroir, qu'il ferma à clef.
— Oui, Monsieur…
— Et puis il va falloir vous emmener chez le tailleur, vous ne pouvez pas voyager dans ces vêtements-là ! On va vous faire faire tout ce qu'il faut, et… Dites-donc, vous m'avez l'air bien inquiet ! Tout ira bien, vous n'aurez qu'à suivre mes conseils et tout se passera bien ! Écoutez-moi donc : une fois passée la Hongrie, c'est facile, vous garderez toujours un œil sur nos bagages. Tous ces gens là-bas sont des voleurs, et des menteurs à ce qu'on dit, mais il est très facile de ne pas se faire avoir : il suffit de ne jamais leur faire confiance ! Je l'ai lu, ou on me l'a dit, donc ça doit être vrai. Les Anglais, ah, il suffit de leur parler du temps qu'il fait, et ils sont contents. Les Prussiens… je n'ai pas besoin de vous parler des Allemands, hein ? Après ce qu'ils ont fait à la France ! Si tu en vois, ne leur adresse pas la parole, c'est une question de principe. Les Turcs...
— À vous entendre, il y a beaucoup trop d'étrangers dans ces pays étrangers, dis-je avant de pouvoir m'en empêcher.
— On voit bien que vous n'avez pas l'habitude ! Mais il n'y a rien à craindre : le personnel de bord est français, bien sûr, et très qualifié.
— Je croyais que la Compagnie des Wagons-lits était belge, dis-je.
— Oh juste le fondateur ! Et puis la Belgique, c'est presque la France. Et ils ont passé tout un tas d'accords avec tous ces pays, pour éviter les brigands, et la guerre, et…
— La guerre ? dit Madame depuis l'encadrement de la porte d'où elle nous observait.
— Ma chère ! dit Monsieur en se redressant. Je disais tout ça uniquement pour rassurer Louis. Tout ira parfaitement bien.
— Ernest, mon cher, il n'y a qu'un moyen de le savoir. Laissez-moi vous faire une Séance.

Monsieur avait été très emballé par les Séances lorsqu'elles avaient été une nouveauté. Après une soirée à faire bouger des verres et lever des tables, il avait décidé qu'il était trop intelligent pour ce genre de chose. Sans mentionner, bien sûr, qu'il avait dormi avec la lumière allumée pendant deux semaines après cela.
— Une Séance me rassurerait, dit Madame. Je ne peux pas vous laisser partir sans savoir l'approbation des esprits.
— Je ne voudrais pas effrayer encore plus votre esprit influençable de femme, dit Monsieur sur un ton un peu tremblant.
— Maintenant, dit Madame de sa voix la plus mystérieuse. C'est vendredi, nous aurons l'influence de Vénus. C'est la meilleure influence, vous savez. Je l'ai lu, donc ce doit être vrai.

Madame fit entrer Monsieur dans son parloir. Elle avait installé une petite table avec des bougies, des pétales de fleurs, des perles et des cristaux qui servaient d'ordinaire de presse-papier, et une « planchette parlante », tout un tralala théâtral dont Monsieur raffolait. Monsieur avait fait venir la planchette d'Amérique. C'était un simple rectangle de bois où étaient peintes des lettres, quelques mots et quelques dessins ésotériques ; il fallait passer sur la planche une sorte de pointeur qui s'arrêtait soi-disant sur les messages envoyés par les esprits.

Madame fit asseoir Monsieur avant de prendre place à côté de lui. Ils posèrent ensemble leurs mains sur le pointeur. Monsieur était tellement mal à l'aise qu'il osait à peine y laisser un doigt. Madame n'avait qu'à pousser le curseur, et la mise en scène des journaux ne serait peut-être pas un désastre complet…
— O, esprits ! souffla-t-elle. Répondez-moi ! Y a-t-il quelqu'un qui m'entend ce soir ?

Madame, s'attendant probablement à résister à Monsieur, fit glisser le pointeur vers le « oui » avec tant de force que le bois grinça. Monsieur, toujours naïf et bon public, tremblait d'excitation et de peur mélangées.
— O, esprits ! Mon mari veut entreprendre un long voyage dangereux. Doit-il partir ?

Monsieur lorgnait le « oui ». Madame allait pousser le pointeur vers le « non » mais elle s'arrêta soudainement. Son regard se perdit dans le vague. Sur la planchette, le curseur glissa sans bruit vers le « oui », mais Madame ne lui prêtait plus aucune attention.
— Pourquoi ? demanda Madame d'une voix sourde et lointaine.
Cette fois, j'observai le curseur glisser le long des lettres.
— « l…a… r…é…u…n…i…o…n », épela Monsieur. La réunion ! C'est un bon signe, ça ! Je vais rencontrer des gens importants, tu vois !
— Que… qu'est-ce qui l'attend à la fin de ce voyage ? demanda Madame.
— « l…a…v…i…e », épela Monsieur. Lavie ? C'est le nom de quelqu'un ? On dirait un prénom étranger.

Madame se jeta d'un coup en arrière, comme délivrée de l'emprise du pointeur. Sur la planchette, le curseur était placé sur l'image d'un sablier.
— Ça veut dire qu'on peut y aller, hein ? dit Monsieur. Oh d'ailleurs, il faut que j'achète du tissu ! Je ne peux pas emmener Quatresous habillé comme un épouvantail !
Madame ne répondit rien, absorbée dans la contemplation du curseur sur la tablette.
— Je vais commander tout de suite les costumes chez mon tailleur !

Monsieur se leva et courut dans le couloir. Comme Madame ne bougeait toujours pas, je tentai de le suivre sans me faire trop remarquer.
— Quatresous ? Il y a quelqu'un ? Comment ça se fait qu'il n'y ait personne dans cette maison ? Ah, Madame Chardon, dit-il en entrant dans la cuisine. Est-ce que vous pourriez faire porter un message à mon tailleur, immédiatement. Il faut qu'il prenne les mesures de Quatresous et qu'il fasse un, non, deux ! Deux costumes de voyage, et un habit, et…
Il s'arrêta, conscient du regard perçant qu'Eugènie lui jetait.
— Y… y aurait-il un problème ?
— Monsieur, dit Eugènie, je suis désolée de vous le dire, mais je ne peux plus garder ça pour moi. Vous forcez Quatresous à partir et à mentir, et vous lui faites tous ces vêtements. Ce n'est pas bien, pas bien du tout.
— Et pourquoi cela, s'il vous plaît ?! dit Monsieur, piqué.
— Vous ne pouvez pas partir. On va manquer de personnel et je ne peux pas tenir la maison toute seule !
— Mais vous n'êtes pas seule, il y aura des gens pour le ménage…
— Des journaliers !
— Tous, vous êtes sûre ? Il me semblait que nous avions quelqu'un à temps plein, que je vois tout le temps dans la…
— Des journaliers, Monsieur, des gens qui ne s'impliquent pas ! Et « la corruption de Paris », Monsieur ! Vous ne payez pas assez, alors on a les pires. Celles et ceux qui volent, celles et ceux qui ne font rien de leur journée que de courir les bals, celles et ceux qui font marcher « la remise des domestiques ».
— La quoi ? dit Monsieur, captivé à nouveau.
— Ce sont des magasins qui font payer moins cher aux employés, mais qui mettent le prix fort sur la note, Monsieur, et les domestiques gardant la différence pour eux. Désolée de vous le dire, Monsieur, mais si vous partez avec Quatresous plus personne ne nous protégera contre eux et nous courons tout droit à la ruine !
— Taisez-vous, malheureuse, ne parlez pas si fort, Madame va vous entendre.
— Toute votre collection va être pillée, saccagée, détruite ! Nous allons vivre en haillons, à mendier dans la rue et dormir sous les ponts !

Je devais reconnaître que Eugènie avait réussi où Madame et moi avions échoué. Monsieur avait l'air terrifié.
— Non non non, dit Monsieur. Non non non, ça n'arrivera pas !
— Restez, Monsieur, je vous en supplie, dit Eugènie en reprenant une voix calme et cajolante que je l'avais entendu utiliser avant de tordre le cou des poulets. Et rendez ces billets, c'est plus raisonnable.
— Non non non, répéta Monsieur, non non, je sais ce qu'il faut faire. Je vais prévenir la police, la police viendra surveiller la maison !
— Les policiers ne pourront pas faire le ménage, ou la cuisine !
— Je vais vous trouver les gens. Non, j'ai une meilleure idée ! Je vais vous donner tout l'argent de la semaine pour le ménage, comme ça vous trouverez les meilleurs qu'il soit ! Vous êtes la mieux placée pour ça !
— Monsieur, je ne peux pas…
— Bien sûr que si, vous êtes ma cuisinière, donc forcément vous êtes la meilleure. Tenez, prenez ça, dit-il en lui mettant dans la main deux billets bleus de 20 francs.
— Et pour les vêtements ? dit Eugènie qui semblait interloquée mais pas encore prête à lâcher l'affaire.
— Quels vêtements ? Oh ceux de Quatresous ? Si vous pouviez faire passer ce message…
— Monsieur  ! Ne me demandez pas de faire ça !
— Mais il faut bien qu'il aille dans le train de luxe !
— Vous avez encore de très bons costumes de l'année dernière, dit Madame qui nous avait suivi. Nous devrions pouvoir les faire retoucher. Je m'en occupe, Ernest.
— Formidable idée, ma chère ! Je vous le confie !

Puis il remonta vers son bureau, et Madame disparut dans son boudoir, l'air très abattu. Nous avions peut-être gagné quelques batailles sur le front de la peur, mais nous perdions la guerre.

Si on m'avait demandé mon avis, « voler » aurait été pour moi un pêché capital. C'était une question d'honneur. En pourtant, ce soir-là, en désespoir de cause, je cherchai la clef du tiroir dans les poches du costume de Monsieur. Malheureusement ou heureusement, celle-ci resta introuvable.

La lendemain, Madame me demanda de l'accompagner chez un antiquaire. Nous allions ramener une horloge particulièrement chargée d'angelots en or et dont les heures étaient à peine lisibles sous les ornements. Elle avait trôné jusqu'ici sur une table, noyée au centre d'une pile de flacons de Pilules Suisses (« des milliers de guérisons en sont la preuve ! ») contre l'impureté du sang, d'huile de Corylopsis du Japon (« parfumerie Extra-fine ! ») et de Lotion H. Borel (« la seule ordonnée par les médecins ») contre la chute des cheveux. C'était une faible revanche par rapport à notre défaite imminente. L'horloge était si lourde que, même avec l'aide du garçon du magasin, je dus accompagner Madame à l'intérieur.
— Je m'occupe de vous après ces messieurs, nous annonça le propriétaire de la boutique qui était en train de discuter avec deux hommes.

Ceux-ci dégageaient une grandeur, une présence intimidante. L'un d'eux me jeta un regard assassin, et je détournai la tête. Je m'absorbai dans la contemplation de montres de gousset exposées dans une vitrine. J'avais toujours trouvé les montres fascinantes, leur « tic toc » courant après le temps qui passait à la fois sinistre et prometteur, mais cela ne suffit pas à me distraire. Je pouvais toujours apercevoir l'homme dans un miroir accroché au mur : des yeux bleus perçants, un large front, un nez trop court pour son visage et des sourcils sévères. Son compagnon, lui, avait un visage aimable, angulaire, souriant.
— Encore une autre toile ? disait l'homme sévère. Il en a déjà tellement.
— Il a aussi beaucoup de murs sur lesquels les exposer, dit l'homme souriant. Lorsque l'on possède un château, l'on n'a jamais assez de portraits.
— Pourquoi accepter ? dis-je tout bas en direction de la vitrine, sachant que Madame était juste derrière moi.
— Il faut savoir reconnaître ses défaites, dit-elle.
— Et survivre, alors ? Nous devions survivre à ça.
— Il s'agit justement de survivre. On ne peut pas lutter contre ce qui est déjà décidé.
— Vous croyez à cette planchette, alors ? Que des esprits ont donné ces réponses ?
— Je crois, dit-elle, que c'est ma main qui a donné ces réponses. Il vous faudra une bonne coupe de cheveux, ajouta-t-elle en étudiant mon reflet dans la vitrine. Vous ne pouvez pas partir comme ça.
— Prenons lui quelque chose de neuf pour changer, dit l'homme sévère. Quelque chose qui lui donnera envie de venir nous voir, plutôt que l'inverse.
— Tu as raison, répondit son compagnon. Faisons cela. Merci monsieur, dit-il au propriétaire du magasin. Je suis désolé pour le dérangement.
— Ce n'est rien, monsieur Shepherd. La prochaine fois, peut-être.
Les deux hommes quittèrent le magasin, et je retournai à la voiture pendant que Madame se débarrassait de l'horloge.

Plus tard dans la soirée, ce fut Eugènie qui me coupa les cheveux, en grommelant que c'était une folie, mais qu'au moins nous n'aurions pas à payer un barbier en plus du reste.

Le matin du départ, je trouvai devant la porte de ma chambre une petite valise. À l'intérieur se trouvaient les vêtements de Monsieur retouchés à mes mesures. Je les essayai rapidement : les vestes avaient facilement pu être resserrées, mais les manches et les jambes de pantalon avaient de faux ourlets qui cachaient un rajout de tissu. J'avais de quoi m'habiller le jour, une veste pour sortir, une robe de chambre, une redingote pour visiter (qui allait-on bien pouvoir visiter, à Constantinople où nous ne connaissions personne ?), et une tenue de cérémonie pour le soir : un habit noir avec un pantalon assorti, cravate, gilet et gants blancs ainsi qu'un chapeau haut-de-forme. Dans tous les cas, mes chances d'être absolument ridicule était grandes. J'imaginai devoir supporter des regards comme celui de l'homme sévère du magasin d'antiquité, et réprimai un frisson.

Je me changeai afin de pouvoir remettre les vêtements dans la valise et y ajouter mes affaires. J'allais mettre le manuel de savoir-vivre dans la valise, lorsque j'eus un déclic. Le manuel, sur ces vêtements. J'avais toutes mes chances d'être ridicule. Si je me ridiculisais devant les autres passagers connus, dans ce train de luxe, Monsieur déciderait peut-être de faire demi-tour à la première étape pour échapper à leurs rires, et un billet pouvait peut-être se vendre sur un quai, ou nous pourrions nous faire rembourser le reste du voyage… et j'avais un atout majeur dans ma manche.

J'aperçus alors, bien sanglés dans la partie supérieure de la valise, plusieurs objets : une ancienne montre de gousset de Monsieur, encore en parfait état ; un carnet relié de cuir ; un porte-plume ; un petit flacon d'encre. Sur la première page du carnet était inscrit, dans une écriture toute en boucles et en volutes : « Le destin vous y envoie ; ramenez m'en un livre ». Eh bien, cela restait à voir.

La guerre n'était pas encore perdue.

Lire le chapitre précédent - Lire le chapitre suivant

En savoir plus

Acheter : Kindle - Epub - PDF - Broché  




© E.C. Guyot 2018-2019

Icône mobile par Tamzid Hasan